Numérique et recherche en éducation : les recommandations de l'INRIA (3ème volet - exclusif)
Paru dans Scolaire, Périscolaire, Orientation le lundi 30 novembre 2020.
Dans le cadre des Etats généraux du numérique pour l’Éducation, l'INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) a émis plusieurs recommandations et a choisi ToutEduc pour leur présentation. Nous avons publié le premier volet (ici) et le second volet (ici). Voici le troisième volet, relatif à la formation aux compétences de base du numérique ainsi qu’aux usages du numérique tant pour les enseignants que les citoyens. A venir une présentation du "Livre blanc" de l'INRIA "sur les enjeux et défis du numérique pour l’éducation".
"La formation au numérique : un enjeu fondamental, un défi colossal.
Il est urgent de ne plus attendre (1) pour initier nos enfants aux fondements du numérique afin qu'ils puissent appréhender au mieux le monde d'aujourd'hui sans uniquement être dans une posture de consommateurs, voire y être aliénés. Ce travail a commencé : introduit progressivement (2) dans l’enseignement secondaire (et aussi primaire), tous·tes les élèves en classe de seconde des lycées généraux et technologiques sont maintenant initié·e·s à la science informatique et aux technologies du numérique, abordant aussi les aspects sociétaux, tandis qu’une vraie formation à l’informatique est proposée parmi les spécialités de fin de lycée. Mais la maîtrise des usages des outils numériques s'est révélée primordiale pendant la crise sanitaire et le travail à distance qui s'est imposé continuera à être utilisé dans la durée. De plus, les différences dans les usages développés par les enseignant·e·s peuvent également être un facteur d'inégalité. Des élèves n’ont pas le même accès aux mêmes types d'activités selon le degré d'accessibilité et d'intégration du numérique de leurs enseignant·e·s. On voit donc combien il est urgent et essentiel d'accompagner l'ensemble des enseignant·e·s dans leurs compétences numériques et dans leur capacité à faire un usage raisonné et éclairé du numérique pour soutenir les apprentissages notamment dans une optique de réduction des inégalités.
Les besoins sont immenses et au-delà des enseignant.e.s, ils nous concernent toutes et tous. Il est urgent de considérer la maîtrise des fondamentaux du numérique comme faisant partie de la culture du citoyen du XXIème siècle. Qu’est-ce qu’une donnée ? Un algorithme ? À quoi sert la programmation ? Comment une machine calcule ? en sont des éléments essentiels. Il s'agit de réaliser une alphabétisation au numérique en contribuant au développement des compétences transversales comme la pensée informatique ou les compétences numériques auprès du plus grand nombre.
La formation au numérique est un enjeu citoyen qui doit donner lieu à des actions visant à développer la culture numérique et les compétences numériques des différentes catégories d'âges et de métiers. Cette formation est particulièrement critique pour les décideurs et décideuses dans les choix d’investissement notamment liés au numérique éducatif dans les collectivités territoriales et à l’échelle nationale. Il s'agit donc de nous former, tous et toutes, en commençant par nos enfants. Et pour cela, il faut commencer par les professionnels de l'éducation (enseignant·e·s et les cadres de l’éducation).
Une première priorité : la formation des professionnel·le·s de l’éducation.
Au-delà de la nécessaire formation aux fondamentaux de l'informatique, les professionnel·le·s de l’éducation doivent développer leur capacité à analyser les différents usages du numérique dans le contexte des différentes tâches de leur métier. Ils doivent également savoir intégrer différents types d'outils numériques (3) afin de les utiliser de manière la plus pertinente possible et créative dans leur activité pédagogique, comme une analyse au niveau européen (4) le recommande très justement. La formation aux usages du numérique doit tenir compte tant des usages numériques déjà pressentis d'un point de vue éducatif (p. ex. les jeux sérieux ou éducatifs ayant été conçus avec une intention à la fois ludique et éducative), que des usages numériques généraux (p. ex. les tendances à utiliser les jeux numériques afin de permettre aux enseignants d’exploiter leur usage ludique pour en faire un usage pédagogique).
À ce titre, l’intégration au sein des INSPÉ (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation) de formations plus approfondies en informatique est essentielle, en particulier pour les futur·e·s professeur·e·s de la spécialité NSI (Numérique et sciences informatiques). Cela l’est aussi pour des formations plus larges en lien avec l’enseignement de SNT (Sciences numériques et technologie), et cela concerne tous les enseignant.e.s au sein de leurs différentes spécialisations. En effet, comment concevoir d’être face à des élèves ayant acquis des compétences et un usage éclairé du numérique, par des savoirs et savoir-faire au niveau de ses fondements, sans avoir reçu soi-même cette formation minimale ?
Nous recommandons des formations aux SNT pour tous et toutes, apprenants de tous niveaux et de toutes spécialités, ainsi que pour tous les formateurs, enseignant·e·s et cadres d’éducation. Cela n’est pas encore acquis, car cet enseignement sur le numérique n’est pas explicitement prévu dans les heures de formation de la nouvelle maquette du Master MEÉF (Métiers de l'enseignement, de l'éducation, et de la formation). Il faudrait également créer un RAP (réseau d'apprentissage personnel) pour développer une entraide et tirer profit des communautés de pratiques, pour soutenir le développement professionnel des personnels enseignants. Sur un autre plan, pour les personnels d'encadrement de l'Éducation nationale, une formation au management du numérique éducatif existe, incluant la mise en place d’une offre pédagogique numérique à destination de l'ensemble de la communauté éducative.
Ceci nécessite une augmentation importante du nombre d’heures consacrées à la formation des enseignant·e·s en exercice, avec une reconnaissance des heures de formation en ligne et de la participation aux communautés de pratiques. On notera que, dans le cadre de la réorganisation annoncée de Réseau Canopé, la formation continue des enseignants sera l’une de ses missions principales.
Par ailleurs, le besoin de formation en pédagogie des ingénieures et ingénieurs pédagogiques produisant des ressources éducatives, est également important. En effet, la création de ressources numériques interactives, parfois utilisées en autonomie ou en semi-autonomie, déporte la création pédagogique beaucoup plus dans la phase de développement de la ressource (conception amont) que sur son utilisation (usage aval). Il est donc essentiel de former ces professionnel·le·s à la fois à la didactique des disciplines enseignées et aux leviers pédagogiques, en les rendant capables de scénariser et de faire un usage critique et éclairé du numérique. Des actions de formation innovantes de type SmartEdTech (6) permettent, tant à des professionnel·le·s issu·e·s du monde de l'éducation qu’à ceux venant du monde industriel du numérique, de développer collectivement une approche interdisciplinaire dans les projets EdTechs, intégrant de manière opérationnelle les savoir-faire des deux communautés.
Une seconde priorité : faire « université » de manière citoyenne autour du numérique.
Ce sera dans plusieurs années qu’une génération d’élèves aura progressivement acquis les compétences nécessaires pour maîtriser collectivement le numérique, au fil des formations de leurs enseignant·e·s. Il faut agir aussi dès maintenant au niveau de la formation tout au long de la vie. Bien sûr, il faut construire des formations adaptées selon les branches professionnelles et les besoins générationnels mais surtout, il faut envisager des formations de base pour les citoyens et les citoyennes de notre pays.
Il est important que ces formations citoyennes se fassent en regard d’un référentiel de compétences indépendant des certifications liées à des produits commerciaux eu égard à des questions de souveraineté. Aussi, nous proposons que la certification PIX (5) soit la référence française en matière de compétences culturelles de base en informatique.
Pour illustrer la stratégie que nous proposons, citons un pays, la Finlande qui a mis en place une formation en ligne de 50 heures à destination privilégiée des cadres du pays (1% de la population), mais accessible à l'ensemble de la population, afin de comprendre les bases de l'intelligence artificielle et des enjeux sociétaux induits par ces technologies disruptives (cette formation est également disponible en français (7)).
En France, la formation https://classcode.fr/iai, qui met l’accent sur des activités ludiques, concrètes et faciles à partager, devrait permettre d’inclure le plus grand nombre et pourrait servir de base à une formation plus large en complément d’autres formations moins techniques comme Objectif IA venant offrir une première entrée culturelle sur ces sujets.
Au-delà de ces ressources, il faut créer un espace de partage et de réflexion collective sur ces sujets. Dans cette optique, la notion d’ 'université citoyenne et populaire du numérique en ligne' adossée à un maillage d'initiatives territoriales, pourrait s'appuyer sur les succès d’initiatives déjà déployées en France, par exemple, Class’Code (8), engagée par Inria et ses partenaires en 2016 ou encore mobilisant les entreprises du numérique pour engager leur personnel dans des actions et en prenant appui sur celles qui le font déjà, Concrètement, il s’agit de passer de la formation des enseignant·e·s à la formation de toutes les citoyennes et tous les citoyens, labellisée et attestée, pour couvrir un besoin de formation à la pensée informatique tout au long de la vie, à travers une démarche partenariale et collective implémentée par l’action collaborative de ses partenaires. De façon hybride (en ligne et sur les territoires) on vient y satisfaire sa curiosité, discuter des questionnements posés par ces sujets, et surtout relier à son quotidien – p. ex. à l’aide de démarches de maker ou d’autres dans des tiers lieux – ces techniques pour les apprivoiser, cette offre se mettant au service des structures existantes comme détaillé par l'association EPI (9).
Conclusion
Selon une étude France Digitale-Roland Berger (10), la France était en 2019 en tête des investissements dans l’Intelligence Artificielle - levier du numérique de demain - en Europe avec un doublement des fonds levés par rapport à 2018, et l’Europe elle-même se positionne très fortement sur ces sujets. Notre pays a aussi fait le choix crucial de ne pas s’en remettre aux grands acteurs industriels du numérique, mais de former ses jeunes générations, de gagner son indépendance pour choisir son avenir en ce 'temps des algorithmes' (11). Nous voilà en bonne voie de réussite et finalisons le travail commencé afin de relever ce défi.
Gérard Giraudon (Inria) Pascal Guitton (Université de Bordeaux & Inria), Margarida Romero (Université Côte d’Azur), Didier Roy (Inria & LEARN EPFL) et Thierry Viéville (Inria) se sont associés pour la rédaction de cette tribune.
NOTES
(1) L'enseignement de l'informatique en France - Il est urgent de ne plus attendre, rapport de l’Académie des Sciences, 2013 ici
(2) Le numérique pour apprendre le numérique ? Blog binaire de LeMonde.fr, 2020 (ici)
(3) Le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l'éducation, 2013 (ici)
(4) Recommandation du conseil de l’Euope relative à des systèmes de qualité pour l’éducation et l’accueil de la petite enfance, 2019 (ici)
(5) Les compétences évaluées par Pix, 2018 ici
(6) MSc Smart Edtech, 2018-- (ici)
(7) Un cours en ligne gratuit - Elements of AI (ici)
(8) Cette action de formation hybride offre un maillage du territoire au sein de tiers-lieux permettant de faire coopérer les acteurs de terrain. Après quatre ans de déploiement, plus de 80 000 personnes ont été formées, plus de 70 partenaires dans 10 régions métropolitaines et en outre-mer participent à des niveaux divers et plus de 430 000 internautes ont accédé aux ressources – librement réutilisables – proposées (ici)
(9) Apprentissage de la pensée informatique : de la formation des enseignant·e·s à la formation de tou·te·s les citoyen.ne.s, EPI, 2019 (ici)
(10) La France en tête des investissements européens dans l’IA en 2019, maddyness.com 2019 (ici)
(11) Le temps des algorithmes, 2017 (ici)