Assassinat de Samuel Paty : quels enseignements en tirer (Inspection générale)
Paru dans Scolaire le vendredi 04 décembre 2020.
Le ministère de l'Education nationale a publié hier soir 3 décembre, le rapport de l'inspection générale "sur les évènements survenus au collège du Bois d’Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l’attentat du 16 octobre 2020", à savoir l'assassinat de Samuel Paty. Il est signé de Roger Vrand et Élisabeth Carrara (correspondante académique pour Versailles, donc connaissant tous les responsables de l'académie, ndlr).
Le rapport décrit un collège plutôt agréable, situé dans une zone pavillonnaire, où 52% des élèves sont "issus de PCS favorisées ou très favorisées", même si "le pourcentage de boursiers de taux 3 est en hausse (+0,6 points en quatre ans)" et où "un cinquième des élèves sont issus de catégories sociales défavorisées", mais sans qu'une plus grande mixité sociale "génère de difficultés particulières".
Il reprend en détail la chronologie précise des évènements. Le 5 octobre, l'enseignant traite une "Situation Dilemme: être ou ne pas être Charlie" et propose aux élèves qui ne veulent pas être choqués par la présentation d'une caricature de sortir de la classe. Le lendemain, il fait le même cours avec une autre classe de 4ème, et propose plutôt aux élèves de fermer les yeux ou de se détourner. L’AESH "qui assiste à 18 heures de cours, dit n’avoir entendu aucune remarque ou rumeur concernant les cours du lundi et du mardi", mais l'enseignant est mal à l'aise tandis qu'une rumeur se répand parmi les parents d'élèves. "À la suite de l’appel de la mère d’une élève de la 4ème5 le 7 octobre, et d’un message anonyme d’indignation envoyé sur la boîte mèl du collège dans la nuit (du 7 au 8, ndlr), la principale prend la mesure de l’ampleur des réactions que le cours dispensé le lundi 5 octobre par Samuel Paty provoque".
"Le 7 octobre est probablement le jour où intervient le véritable élément déclencheur du drame. C’est le jour où la sanction d’exclusion temporaire est prononcée par la principale à l’encontre de l’élève pour des raisons, il faut le souligner, sans rapport avec Samuel Paty, mais à cause de manquements répétés au règlement intérieur depuis le début de l’année."
Le jeudi dès 8h35, elle alerte, par mèl, le conseiller technique départemental établissements et vie scolaire (...) À ce stade sa crainte se porte sur un risque de manifestations voire d’intrusions au sein du collège et de réactions d’insultes ou de manifestations hostiles à l’égard de Samuel Paty." Elle n'a pas de réponse de la DSDEN (direction des services départementaux de l'Education nationale).
Ce même 8 octobre, elle reçoit d'abord la mère de l'élève de 4ème dont le père interviendra sur les réseaux sociaux, puis le père accompagné d'un homme qui se présente comme "représentant des imams de France".
Elle prévient alors le DAASEN (directeur académique adjoint des services de l'Education nationale, niveau départemental, ndlr) qui "lui indique percevoir des éléments sous-jacents et potentiellement à risques". Il lui demande de prévenir le référent police de l’établissement "de façon à ce qu’une présence policière autour du collège puisse être organisée", de "prendre contact avec le renseignement territorial des Yvelines" (ce qu'elle fait) ainsi qu'avec "le référent académique laïcité". Lui-même alerte "l’équipe académique 'valeurs de la République' en mettant en copie la cheffe de cabinet de la rectrice" qui "alerte la conseillère sécurité" et un courriel est adressé "à la cellule ministérielle de veille opérationnelle et d'alerte (CMVA)". Le DAASEN provoque une réunion téléphonique avec le directeur de cabinet de la rectrice et le référent académique laïcité. La principale de son côté "renseigne l’application 'faits établissements', en classifiant les faits comme étant de niveau 3, c‘est-à-dire d’une extrême gravité". Elle alerte également le maire.
Le rapport indique encore que, le lendemain, le référent laïcité intervient dans l'établissement : "le fait d’avoir montré des caricatures n’est pas remis en cause; en revanche avoir fait sortir des élèves pour leur épargner la vue des caricatures, même avec les meilleures intentions et dans le cadre d’une démarche pédagogique construite, est une erreur."
Nouvel échange téléphonique le samedi 10 entre la principale et le DAASEN qui appelle Samuel Paty et l’invite à aller déposer plainte dès le lundi avec le chef d’établissement, ce qu'ils font le mardi 13. Ils apprennent que le père de l'élève a lui-même déposé plainte. Le policier a signalé au Parquet la gravité de la situation. La direction départementale de la sécurité publique est prévenue. Par ailleurs, "la conseillère sécurité de la rectrice relance le service du renseignement territorial (RT) en transmettant les liens des vidéos."
Le vendredi, l'enseignant est assassiné.
Le rapport tire les conclusions et les enseignements de ce drame. Il souligne "les nombreuses actions de concertation et d’apaisement que la principale a inlassablement conduites durant ces deux semaines, avec l’ensemble de ses interlocuteurs, y compris en présence des plus fermés au dialogue et à l’écoute". Il souligne également que tous les acteurs de l'institution, des enseignants jusqu'au DAASEN, "même si personne ne pouvait pressentir une issue tragique", ont rapidement pris conscience de la gravité de la situation, et que tous les échelons, jusqu'au ministère, en ont été prévenus. Le rapport n'évoque aucune réaction à ces niveaux, sinon de la "conseillère sécurité" de la rectrice qui "relance" les services de renseignement territorial.
Les deux inspecteurs généraux font douze préconisations "dans un contexte qui exige désormais de se préparer à l’impensable" et où "il n‘est pas facile d’évaluer a priori le degré de gravité" des faits qui sont signalés. Il préconise donc "la mise en place d’une cellule opérationnelle de veille et de suivi, notamment à l’échelon du département, qui serait placée sous l’autorité de préfet en lien direct avec le recteur" et de "proposer la mise en place systématique d’une cellule opérationnelle de veille et de suivi dès qu’il y a une menace identifiée", à laquelle participerait "une représentation du préfet".
Les rapporteurs préconisent encore d'étendre l’habilitation confidentiel défense "à certains responsables (de l'Education nationale) à l’échelon départemental". Ils font valoir que "l'alerte sur la présence de post ou de vidéos sur les réseaux sociaux a été donnée par des parents d’élèves ou par un professeur. Il faut aussi "mettre en place ou renforcer" la veille des réseaux sociaux au sein des services académiques.
Leur cinquième préconisation porte sur "la sécurisation matérielle des établissements", les deux suivantes sur l'accueil des parents et plus encore des personnes les accompagnant. Il faudrait encore rappeler aux parents d’élèves "le principe de liberté pédagogique et celui d’obligation de suivi des enseignements", "renforcer la formation de l’ensemble de l’équipe éducative", "porter collectivement le principe de laïcité, l’enseignement de l’esprit critique et le droit fondamental qu’est la liberté d’expression".
Outre les premières qui portent sur les liens de l'Education nationale avec les services de police ou de gendarmerie, ce sont surtout les deux dernières qui retiennent l'attention. La onzième, "faire intervenir rapidement les équipes académiques laïcité dans les écoles et établissements qui rencontrent une difficulté", laisse entendre que ce n'est pas toujours le cas. La mise en oeuvre de la dernière, "porter une attention renforcée à l’élève et aux interactions entre les élèves dans tous les temps et dans tous les espaces de la vie scolaire", suppose une animation "des conseils de vie lycéenne (CVL) et conseils de vie collégienne (CVC)", mais aussi de "renforcer le rôle de la vie scolaire dans le repérage, le signalement et le traitement des signaux, y compris des signaux faibles, par une formation approfondie et une place renforcée des AED (...)". Les rapporteurs n'évoquent pas à ce sujet la question des moyens en termes de recrutement d'AED et de CPE.
Le rapport (28 pages) est téléchargeable ici