La Lettre de ToutEduc n° 35
Paru dans La lettre le mercredi 09 juin 2010.
Encore une fois, c'est l'Education nationale qui concentre l'essentiel de l'actualité de la quinzaine écoulée: le site de la Protection judiciaire de la Jeunesse est désespérément vide, celui de l'ONED (sur l'enfance en danger) n'a rien à dire, les "Etats générEux de l'enfance" ont déposé leurs doléances (cliquez "Voir l'enfance comme une chance" (Etats généReux de l'enfance).), et nous attendons pour le 16 juin la clôture de leur pendant officiel. Silence radio en attendant. Jean-Marie Bockel a annoncé des assises de la justice des mineurs pour cet automne (J-M Bockel annonce des Assises de la prévention cet automne), mais nous n'avons pu avoir encore aucune précision sur son projet...
La Défenseure des enfants a suscité un important débat ([#1925]), et, il faut bien le dire, plus intense que ceux que suscitent au quotidien le respect des droits et des intérêts des enfants, au point qu'on s'étonne que cette institution déchaîne de telles passions. Les véritables enjeux du conflit qui oppose le gouvernement à la gauche et à une partie de sa majorité seraient-ils davantage politiciens que politiques? Les mêmes se mobiliseront-ils contre le décret qui vient d'être publié sur les conditions de l'accueil en crèche (Au JO du 8 juin: le décret "petite enfance", la pédophilie, Pékin, le conyonisme)?
Quant à l'Ecole, elle est doublement en crise. C'est d'abord la tempête médiatique soulevée par les fiches de méthode adressées aux recteurs et aux inspecteurs d'académie pour explorer des gisements de réduction du nombre d'enseignants (Suppression de postes d'enseignants: des remous dans la hiérarchie (Le Café pédagogique)). Au risque de choquer, disons que la démarche de Luc Chatel n'est pas scandaleuse en soi (Claude Thélot: profiter de la réduction des moyens pour réorienter la dépense). Il est légitime qu'un gestionnaire interroge son administration sur ses marges de manoeuvre. Les nobles arguments avancés contre sa démarche masquent parfois des enjeux qui le sont moins: doit-on maintenir dans certains lycées des options qui ont comme principal intérêt de distinguer une "élite", et d'offrir des sinécures à des enseignants qui ont très peu d'élèves? Poser cette question, ce n'est pas condamner le grec ancien, c'est au contraire suggérer l'extension de son enseignement à d'autres établissements que de "centre ville" grâce à des regroupements. Certaines des pistes à explorer témoignent d'un cynisme éhonté, d'autres ne sont pas absurdes. Mais il est pour le moins gênant de voir justifiée une augmentation des effectifs par les résultats de la recherche en éducation, qui n'établiraient pas de corrélation claire entre le nombre d'élèves par classe et le niveau atteint: le ministère a publié une étude qui prouve le contraire (Effectifs: Luc Chatel ne prend pas en compte les résultats de la recherche (Th. Piketty)), et il convoque les sciences de l'éducation quand il en a besoin, pour mieux les mépriser quand leurs résultats ne vont pas dans le sens attendu! Mais l'essentiel est ailleurs. Ces documents de travail sont parvenus à un syndicat, au Monde et au Café pédagogique par plusieurs sources. Plusieurs hauts fonctionnaires les ont fait "fuiter". Habituellement d'une grande loyauté, ils ne se résolvent à de telles extrémités que lorsque la ligne jaune est franchie. A ce stade, nous ne savons pas ce qui a déclenché cette crise entre le ministre et une partie de l'encadrement supérieur. C'est peut-être le fait de voir la réforme du lycée qu'il a soutenue apparaître comme l'outil d'une réduction des moyens. Elle est d'autant plus grave que l'encadrement intermédiaire, malmené par Gilles de Robien et Xavier Darcos, a été réduit au silence, mais n'en pense pas moins.
La deuxième crise est plus sérieuse à long terme. Les 3/4 des Français voudraient que des "chèques éducation" (ou tout autre système) leur permettent de choisir librement leur école (Les Français partisans du chèque éducation?). Soyons prudents. Ce n'est qu'un sondage, et les questions correspondent à la demande du commanditaire, des créateurs d'écoles hors contrat, qui auraient tout intérêt à la mise en place d'un tel système de financement. Même avec ce bémol, et en considérant tous les biais d'une telle enquête, notons que bon nombre de nos concitoyens ne voient plus dans l'école de la République un projet collectif, le lieu où se construit l'avenir commun, mais un service rendu aux familles. Cette conception politique de l'Ecole, notamment portée par Xavier Darcos, a donc trouvé un large écho dans la population, et plus encore à gauche qu'à droite. On choisit l'établissement où l'on pense que ses enfants ont le plus de chances d'avoir le bac, qu'ils ne croiseront pas la drogue et qu'ils seront avec des camarades du même milieu social, voire de même couleur de peau.
Il est vrai que l'école apparaît déjà comme un lieu de discrimination (L'Ecole, lieu de discrimination (E. Benbassa)) et que le rapport de la Cour des comptes (Coût salarial de l'éducation: la France sous la moyenne de l'OCDE (Cl. Lelièvre)). Les violences ne font plus la "une", mais on s'inquiète de la crise de l'autorité dont les enseignants seraient responsables, à moins que ce ne soit les parents, chacun se renvoyant la balle (Autorité: Les français y sont favorables, mais dénoncent son manque d'exercice "chez les autres". (Etude CSA/La Croix/Apel)).
La question de la place de l'école au coeur de la société est posée de façon plus crue encore quand Luc Chatel installe une conférence sur les rythmes scolaires (Rythmes scolaires: Luc Chatel installe le comité de pilotage. et Rythmes scolaires: Luc Chatel propose un test national.), et tente de résoudre une difficulté qu'a aggravée la suppression du samedi matin sans réflexion préalable. Se feront entendre dans le comité pilotage, les voix de tous ceux qui ont protesté contre cette mesure, notamment celles des chronobiologistes François Testu et Yvan Touitou: le ministre veut-il "noyer le poisson" en renvoyant à son successeur le soin de démêler des contradictions insurmontables, et la politique n'est-elle que l'art du court terme, ou cherche-t-il à créer le rapport de force qui lui permettra de revenir sur une décision désastreuse? Considérons, avec optimisme, la seconde option: un tel comité aura-t-il l'autorité voulue pour modifier le fonctionnement de l'école alors que son calendrier conditionne la quasi totalité de la vie sociale, "le fonctionnement des entreprises, l'économie du tourisme, l'action publique des collectivités locales, et bien entendu la journée des familles", comme le souligne le ministre lui-même? L'Ecole a-t-elle encore son mot à dire? Peut-elle parler au nom des intérêts de l'enfant?
Ajoutons que l'engouement pour les TICE (l'informatique et l'internet), parfois décrites comme la baguette magique qui va changer l'école (TICE et éducation: Sortir de l'utopie, selon Serge Pouts-Lajus d'Education et Territoires.), peut expliquer que les Français se détournent d'une école qui, par contraste, semble évoluer bien lentement. La réponse ne sera pas seulement pédagogique, elle sera politique. Les assises nationales de l'éducation seront-elles capables de générer un élan nouveau (Les assises nationales de l'éducation veulent un grand débat avant la présidentielle)? Les propositions du maire adjoint de Grenoble peuvent-elles susciter le mouvement ([#1938])? ou faut-il penser avec les britanniques que les poltiques éducatives ne peuvent échapper au court-termisme? (Les politiques éducatives sous la coupe du "court-termisme des médias" (Recherche, UK))
Dernière minute: le dossier "base-élèves", qui oppose le ministère à un certain nombre de parents et d'enseignants, qui refusent de renseigner un système d'information qu'ils jugent dangereux, pourrait évoluer rapidement, si la CNIL, comme le laissent entendre les informations que nous avons recueillies, donne un avis favorable (Fichier base élèves: Face aux plaintes des parents, la CNIL estime les soupçons "dépassés".)
Voici, par grands thèmes, les autres faits marquants de la quinzaine écoulée, en commençant par une bonne nouvelle: le travail des enfants dans le monde est en baisse. Ne nous réjouissons pas trop vite, cette baisse n'est que "légère" ([#1934]).
PETITE ENFANCE
La remise en cause de la scolarisation à 2 ans provoque des interrogations sur l'existence même de l'école maternelle (Petite enfance: "La crèche n'est pas un lieu de passage" (Rue 89))? Les départements sont chargés de la formation des assistant(e)s maternelles. Mais ont-ils tous la même conception de leurs tâches? (Assistant(e)s maternelles: vers un référentiel de compétences). Par-delà les doléances que génère la politique actuelle, et que les "états générEux" ont réunies, voit-on encore "l'enfance comme une chance" ("Voir l'enfance comme une chance" (Etats généReux de l'enfance).)? Ne devrions-nous pas regarder ce qui se fait dans d'autres pays, et gommer un peu la frontière entre les 0-3 ans et les 3-6 ans? (Petite enfance: Quelles nouvelle perspectives ouvrent les études internationales? (Revue))
L'ECOLE ET LES AGES DE LA VIE
L'Ecole et la formation continue se situent dans un continuum, nous rappelle l'OCDE qui fait un lien entre politiques scolaires et mobilité sociale (Mobilité sociale: Un rapport de l'OCDE dresse un constat inquiétant.). De même l'ANLCI nous propose des "kits" pour lutter contre l'illettrisme, et pour le prévenir, en agissant dès l'âge scolaire, voire avant ([#1922]). Attention toutefois à ne pas confondre l'éducation formelle et non formelle! Rhône-Alpes crée une conférence, mais le vice-président, Ph. Meirieu, en charge de la formation tout au long de la vie, aurait sans-doute préféré que les lycées soient impliqués (Education non formelle: Rhône-Alpes crée une conférence).
Le Livre vert de la jeunesse, voulu par Martin Hisch, a suscité, un an après sa publication, un beau débat: pouvons-nous continuer à distinguer de manière aussi rigide les différents âges de la vie? "Les jeunes se forment, les adultes travaillent, les vieux ont un repos mérité. L'âge reste la pierre d'achoppement de toutes les actions publiques." (Livre vert de la jeunesse: Un an après, quel bilan critique?)
JUSTICE
Les filles rattraperaient-elles les garçons sur le terrain de la délinquance? On peut se poser la question, et se demander si nos institutions sont prêtes. Apparemment, la réponse est non (PJJ: Quelle place pour les jeunes filles? et EPM: les ratés d'Orvault (20 minutes)).
Nicolas Sarkozy souhaite créer un espace intermédiaire avant la sanction pénale, des "établissements de réinsertion scolaire" qui prendraient en charge les jeunes "perturbateurs" de 13 à 16 ans: "et si la famille n'est pas d'accord, on passera par la Justice", a-t-il ajouté (N. Sarkozy précise son projet de création d'établissements de réinsertion scolaire) sans préciser comment la Justice viendra gérer des conflits que l'Education nationale ne saurait pas résoudre. Il y a peut-être d'autres solutions, pour les incasables (Adolescents "incasables": un lieu d'accueil "inédit" dans l'Eure-et-Loir.), entre l'action dans la famille et le placement (Protection de l'enfance: des espaces intermédiaires entre AEMO et placements (Thèse)).
Quant à l'enfance en danger, que ToutEduc s'obstine à inscrire dans la même rubrique "Justice" bien que les deux domaines aient été dissociés par les lois de décentralisation, le bilan du 119 (Le GIP Enfance en danger fait le point sur le 119.) permet de se faire une idée des menaces qui pèse sur elle..
PEDAGOGIE
On s'inquiète depuis longtemps de savoir pourquoi les filles s'orientent rarement vers les disciplines scientifiques, mais on se demande trop rarement pourquoi les garçons se détournent des métiers du soin. Une étude européenne oblige à regarder autrement l'égalité de genre (Egalité de genre: que fait-on pour les garçons? (Eurydice)). Utilise-t-on de même les bons outils pour travailler sur l'estime de soi des élèves en difficultés? (L'estime de soi et les résultats scolaires (thèse)). Plus généralement, ne suivons-nous pas trop facilement les mouvements du balancier, entre compétences et savoirs? (Les compétences s'opposent-elles aux savoirs? (Recherche))
Il est rare que le Pape intervienne sur les questions de pédagogie. On ne sera pas surpris d'apprendre qu'il s'oppose à une éducation "anti-autorité" (Le pape opposé à une éducation "anti-autorité"), mais davantage de constater qu'il considère l'école comme un "horizon commun au-delà des options idéologiques". Qu'entend-il par là?
Les ZEP font tout ce qu'elles peuvent pour redorer leur blason. Une école de Nancy s'est fait une spécialité d'accueillir les enfants "surdoués" (il faut dire "intellectuellement précoces") (Surdoués: une expérience d'intégration en ZEP). L'inspectrice chargée du quartier populaire de la Goutte d'or à Paris médiatise le travail des élèves du secteur ([#1884]). Une galerie d'art s'installe dans une école de l'Oise (Une gaelrie d'art dans une école à Méru (Oise)). L'OZP, qui rassemble les militants de l'éducation prioritaire a organisé une journée de réflexion sur les conditions de la réussite dans les zones défavorisées (Journée de l'OZP: généraliser les réussites en zone prioritaire.): il faut être suffisamment attentif aux différences, et ne pas l'être trop...
Le "décrochage" continue d'être une notion commode pour parler de tout ce qui ne va pas à l'école, au point qu'au Québec, on cherche à le prévenir avant même l'entrée à l'école (Québec: Lutter contre le décrochage avant même l'entrée à l'école.). A Villeneuve-sur-Lot, le haras avait monté une expérience intéressante. Elle est interrompue (Le bilan d'une école du détour et de l'estime de soi à Villeneuve-sur-Lot (AN@E)). Mais on peut aussi tenter d'impliquer ces élèves dans des démarches humanitaires, comme le fait le lycée de la solidarité internationale (Exclusions: en faire un moment positif (une expérience à Amiens)), car l'exclusion des élèves, condamnée par le président de la République (Décrochage scolaire: un nouveau profil mis en évidence à Paris (interview)).
Les manuels, dont l'utilité même était contestée dans les années 70-80 sont aujourd'hui considérés comme indispensables. Et tous les éditeurs prennent au sérieux la nécessité d'en faire des versions numériques, qui viennent en complément des versions papiers, les uns pour le plaisir de la découverte, les seconds pour la consolidation des connaissances. Reste à savoir qui paiera... (Manuels numériques: "au bon vouloir" des collectivités (éditeurs scolaires))
Quant à ceux qui se demandent comment on peut travailler avec des classes hétérogènes, ils trouveront un mode d'emploi très complet sur le site de l'inspection académique de la Sarthe (La pédagogie différenciée dans des classes hétérogènes: un mode d'emploi).
SANTE ET HANDICAP
"Des repas équilibrés, avec des frites et des gâteaux!" Cette demande paradoxale des collégiens du Val-de-Marne ("Des repas équilibrés, avec des frites et des gâteaux!" (collégiens du Val-de-Marne)), glanée lors du "Printemps de l'éducation" organisée par le Département, est assez symptomatique des difficultés que rencontre l'éducation à la santé. Si les IUFM étaient maintenus, les enseignants auraient pu y être formés à cette problématique (Pourquoi former les enseignants à l'éducation à la santé? (publication)). D'autant qu'il existe des possibilités d'agir, comme Vitré (Vitré: Les acteurs locaux réunis avec l'école font reculer l'obésité infantile.). Ils pourraient même s'interroger sur les processus de l'adolescence (ici).
Le ministère a passé convention avec de grandes associations pour qu'elles embauchent les personnels précaires que l'Etat "ne peut pas embaucher", au risque d'être obligé de les titulariser... On peut dénoncer le cynisme, mais se réjouir qu'une solution, même non satisfaisante, ait été trouvée pour assurer la continuité de l'accompagnement des enfants handicapés (Elèves handicapés: deux conventions cadre pour l'emploi des AVS). En ce qui concerne l'autisme, il semble que les "comportementalistes" aient le vent en poupe (Autisme: une école publique basée sur des thérapies comportementalistes, première du genre en France, ouvre ses portes.).
LES TERRITOIRES
Le maire de Clichy-sous-Bois dénonce l'absence de politique de la Ville à l'occasion de l'installation du Conseil national ([#1952]) On pourra toujours constater la difficulté de définir une géographie des "quartiers", puisque le secrétariat d'Etat publie trois atlas ([#1944]) . A noter encore qu'un projet de décret devrait permettre de mieux distinguer les compétences des collectivités et celles de l'Etat en matière de santé et de sécurité dans les collèges et les lycées (Santé et sécurité dans les EPLE: un texte pour distinguer les compétences des collectivités et celles de l'Etat).
A noter encore: les caisses d'allocations familiales s'investissent dans le soutien à la parentalité, alors que les collectivités auraient peut-être préféré les voir là où elles ont le plus de difficultés, sur le logement notamment (La CNAF s'investit dans le soutien à la parentalité (Localtis)).
LES PERSONNELS
Le nouveau paysage syndical se dessine: le SNETAA (syndicat des professeurs de lycées professionnels) se rapproche de FO (Recomposition syndicale: le SNETAA se rapproche de FO). A noter aussi, dans un autre ordre d'idée, un travail intéressant sur l'épuisement professionnel des personnels de direction... au Québec (Direction d'établissement scolaire: une thèse sur l'épuisement professionnel (Québec))
LES JOURNALISTES
On peut enfin se demander si les journalistes "éducation" font convenablement leur travail (Les journalistes rendent-ils compte honnêtement des débats sur l'éducation?) et relever au passage la patience de Bénédictain de Luc Cédelle, cherchant à décrire avec précision et nuances un mouvement comme "SOS Education", qui n'a jamais fait dans la nuance (SOS Education: Luc Cédelle achève sa série d'articles). Quant à Emmanuel Davidenkoff, il aiguillonne le ministère pour qu'il publie les rapports et les statistiques qu'il garde sous le coude (E. Davidenkoff demande la publication des rapports de l'inspection générale).