Comment ceux qui ont vécu l'extrême pauvreté parlent de l'école (ouvrage, ATD Quart Monde)
Paru dans Scolaire le vendredi 18 novembre 2022.
"Au CP, la maîtresse était méchante (...), elle me mettait toujours au fond de la classe (...). Déjà je n'aimais pas l'école, mais ça n'a pas arrangé les choses. J'ai tout de même rencontré des enseignants avec qui j'ai bien accroché (...). Une prof m'a beaucoup aidée en lecture et en écriture (...). Comme à la DDASS, ils voyaient que je ne faisais rien à l'école, ils ont cherché où me mettre. Ils m'ont inscrite sans me demander mon avis dans un lycée professionnel, chez les religieuses, pour apprendre la couture." Murielle a maintenant 55 ans et elle est "militante d'ATD Quart Monde" depuis une douzaine d'années.
Son témoignage figure, parmi une petite dizaine d'autres dans un ouvrage collectif qui donne la parole à des "Sans-voix", des "invisibles" pour évoquer les parcours scolaires des "enfants de milieux défavorisés", afin de "porter la voix de celles et ceux qui vivent la grande pauvreté au quotidien".
Voici quelques moments de ces confidences
Franck, 52 ans, issu de la communauté des gens du voyage, père de 7 enfants : "L'école, ça s'est passé sans se passer (...). J'ai appris tout seul à lire et à écrire (...). J'ai fait partie du conseil des parents d'élèves pour montrer à mes enfants que ce qu'ils font à l'école, ce qui s'y passe, les programmes, tout ça m'intéresse."
Céline, 33 ans, prépare un CAP petite enfance par correspondance : "Les parents de milieux plus aisés (...) ne savent pas ce que c'est que la galère de l'école."
Raphaël, 16 ans, prépare un CAP de mécanique automobile : "Pourquoi je n'accrochais pas à l'école ? C'était le fait que l'on m'oblige à apprendre des choses que je ne voulais pas savoir."
Paulette, 63 ans, évoquant sa fille : "Quand Sandy a eu son premier travail à la médiathèque, je suis restée un an sans y mettre les pieds (...) Je me suis dit, s'ils voient que je suis ça, ils vont la jeter (...) Quand mes enfants ont une bonne place, j'ai peur d'y aller, de leur faire perdre leur place."
Tous ont participé à des rencontres "croisement des savoirs et des pratiques ©" qui permettent au "savoir issu de l'expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté (de) dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels". L'enjeu est "de réhabiliter la contribution intellectuelle et pratique issue de l'analyse de leur vécu".
Comme le dit Dominique Reuter, didacticienne des mathématiques, "les équipes enseignantes se sentent impuissantes face à certaines difficultés", mais lorsqu'elles sont accompagnées par un chercheur spécialiste de ces questions, elles peuvent élaborer des projets, éviter de se dire, comme Gwenaël (enseignant en SEGPA) a pu le faire, "c'est le système, ce n'est pas moi, il n'y a que trois élèves qui échouent et tous les autres marchent bien. C'est le paradoxe auquel j'ai été confronté et qui est devenu invivable : on est dans une école qui est de plus en plus normative mais qui demande d'accueillir tout le monde."
Le mouvement ATD Quart Monde a lancé, avec "une quinzaine d'écoles maternelles et élémentaires" ce qu'il appelle "l'aventure CIPES" (Choisir l'inclusion pour éviter la ségrégation) dont l'objectif est de "mieux comprendre les mécanismes du déterminisme social qui privent les jeunes du droit à choisir leur orientation". L'équipe a repéré "ces moments d'exclusion, que ce soit l'enseignant qui décourage l'élève, que ce soit ses camarades qui se moquent de lui ou encore l'élève lui-même coincé dans un conflit de loyauté". Marie-Aleth Grard, présidente du mouvement, veut croire que ce livre "fera avancer les choses (...) vers une école juste et émancipée, porteuse des valeurs d'humanité et de fraternité (...), une école qui fait réussir tous les enfants, quelle que soit leur origine."
"L'égale dignité des invisibles, quand les sans-voix parlent de l'école", collectif sous la direction de M-A Grard, Le Bord de l'eau, 178 p., 10 €