Adolescents en souffrance : un DU pour réunir tous les professionnels qui interviennent (D. Brossier)
Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture, Justice le mercredi 14 juin 2023.
"Je ne peux pas dire si les choses s'aggravent, mais je sais que tout le monde est en difficulté." Dominique Brossier est responsable du DU (diplôme d'université) "adolescents difficiles, approche psychopathologique et éducative" de la faculté de médecine de Sorbonne université, ToutEduc l'a interrogée alors que l'Education nationale évoque les "leviers" dont elle disposerait pour éviter d'autres suicides d'adolescent.e.s...
ToutEduc : Quels sont, à votre avis, les leviers dont disposerait l'Ecole et qu'elle n'aurait pas déjà utilisés ?
Dominique Brossier : Ce qui est certain, c'est qu'aucune institution ne peut répondre seule aux problèmes posés par ces jeunes, que ce soit l'Education nationale, l'Aide sociale à l'enfance, la PJJ, la police ou la gendarmerie, la santé, les associations. Enseignants, éducateurs, magistrats, brigades de la protection des familles (autrefois brigades des mineurs), pédopsychiatres, médecins de ville, personnels de la pénitentiaire... doivent travailler ensemble, c'est pourquoi depuis 20 ans ce DU les réunit pour 120h de formation commune.
ToutEduc : Pour vous, la priorité serait d'amener tous ces professionnels à travailler ensemble ?
Dominique Brossier : Il est en tout cas essentiel que chacun connaisse les missions des autres intervenants, leurs objectifs, leurs limites, ce qui permet d'éviter de penser que c'est l'autre qui n'a pas fait, ou mal fait, son travail, et de situer son action dans un contexte. Un jeune qui va mal est hospitalisé dans un service de pédopsychiatrie, mais que se passe-t-il quand, la crise passée, quinze jours plus tard, il ressort, comment sera-t-il accompagné pour reprendre sa vie d'adolescent, dans sa famille, dans le système scolaire... ? Il est également essentiel que les jeunes rencontrent davantage d'adultes bienveillants.
ToutEduc : Il en rencontre toute la journée, ses professeurs notamment...
Dominique Brossier : Mais entre 21h et minuit, sur la dalle avec ses copains, les seuls adultes qu'il rencontre sont des éducateurs de rue, insuffisamment nombreux. A l'école, dans les cours de récréation, les professeurs qui assurent la surveillance ont-ils, ont-elles le temps de les écouter ? Il ne s'agit pas de s'immiscer et de porter un jugement moral, d'intervenir pour leur dire "c'est pas bien !", mais d'échanger, et de prévenir ainsi des catastrophes. Du côté des institutions, on ne trouve pas suffisamment d'adultes qui peuvent être des référents, qui soient bien-veillants, "bien dans leurs godasses".
ToutEduc : Mais quand on se tourne du côté des institutions, celles-ci vous répondent qu'elles sont débordées, c'est notamment le cas de l'ASE (aide sociale à l'enfance).
Dominique Brossier : Elles doivent effectivement faire face à une crise des vocations, le métier d'éducateur n'attire plus, et ce n'est pas uniquement une question de salaires. Les éducateurs ont le sentiment d'une perte de sens, d'être garottés par des procédures, de ne plus pouvoir faire leur métier. Et c'est un sentiment qui se retrouve dans tous les secteurs, en rapport avec une évolution de la société, quand trop de familles ne jouent plus leur rôle de guide, laissent des enfants jouer avec leur téléphone toute la nuit, regarder des films porno, harceler de leurs camarades parce que leurs copains le font et que ce n'est "pas grave" !
ToutEduc : Vous dénoncez la démission des parents ?
Dominique Brossier : Non, de toute la société. Je constate un déficit d'engagement des adultes, qui trop souvent s'en tiennent au cadre.
ToutEduc : Ce n'est pas le cas de vos auditeurs ?
Dominique Brossier : Non, bien au contraire. Lors de journées de grèves, certains se sont levés à deux heures pour venir en voiture. Nous avons chaque année, sur plus de 140 participants, une dizaine d'entre eux qui paient "de leur poche“ leur formation. C'est le cas, par exemple, d'un surveillant de quartier pénitentiaire pour mineurs. L'important est que, chaque mercredi matin se retrouvent pour évoquer leur pratique professionnelle, et à égalité, un pédopsychiatre à bac+12 et un agent qui peut-être n'a pas son bac. Et sauf cas de force majeure, tous sont là pour neuf sessions de deux journées par mois, de septembre à juin.
ToutEduc : Quelles sont les institutions qui vous adressent leurs agents ?
Dominique Brossier : Nous avons des accords avec la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse), l'Ecole nationale de la magistrature, les rectorats de Créteil, Paris, Versailles, la gendarmerie nationale et la police nationale, mais nous recevons aussi des psychiatres, des pédiatres, des médecins de ville, des psychologues, des infirmiers, des personnels des établissements médico-sociaux, des assistants de service social, des éducateurs, des personnels des missions locales, du périscolaire, des associations culturelles et sportives.
ToutEduc : Et que leur proposez-vous en termes de formation ?
Dominique Brossier : Nous avons ces ateliers, que je viens d'évoquer, mais aussi de nombreux intervenants. Participent notamment à la formation, des réalisateurs, Hélène Milano, Yves Le Coz, un philosophe, Philippe Gaudin, un psychanalyste, Fethi Benslama, des sociologues, Didier Lapeyronie, David Le Breton, Katia Baudry, l'ancienne présidente du Conseil national de la protection de l'Enfance, Michèle Créoff, un pédagogue, Philippe Meirieu, des pédopsychiatres, Daniel Marcelli, David Cohen, Philippe Jeammet, Jean Chambry, Serge Hefez, Maurice Corcos, Nicolas Girardon, des psychologues, Céline Bonnaire, Laura Martinez, Samuel Comblez, un magistrat, Édouard Durand, un juriste, Christophe Daadouch. Nous avons aussi tout un travail d'accompagnement de l'écriture du mémoire qui permet de valider le DU.
Interrogé.e.s sur les bénéfices tirés de cette formation, tous les stagiaires que ToutEduc a rencontré.e.s évoquent des apports théoriques importants et parlent d'une "alchimie", de murs qui sont tombés. Pour Anthony, éducateur PJJ, cette rencontre avec "d'autres professionnels engagés" a permis de "réfléchir à ce qui (leur) est commun". Maud (éducatrice dans une maison des adolescents) ne cache pas qu'elle avait une mauvaise image des policiers et des gendarmes. Cristelle, gendarme, veut mieux comprendre les adolescents délinquants, en audition, elle s'en tient aux faits et n'a pas le temps "d'établir le lien". Ghislaine, assesseur dans un tribunal pour enfants y croise divers professionnels "sans connaître la réalité de leur métier", et elle ressort de cette formation "admiratrice de l'engagement de chacun". Emmanuel travaille pour la pastorale de Normandie, et y retrouve ses valeurs. Agnès, qui est CPE, en a également tiré une meilleure connaissance des partenaires de l'action éducative, pour Patricia, psychologue clinicienne, c'est une nouvelle vision du réseau. Tous sont certains de conserver des liens entre eux, mais ils vont, ils en sont sûrs, reconstituer là où ils travaillent cette "alchimie" qui réunit des professionnels très différents, mobilisés autour d'adolescents "dits difficiles".