Le plaidoyer d'Edouard Durand pour continuer d'alerter et d'agir face aux violences sexuelles commises envers les enfants (Essai)
Paru dans Justice le vendredi 16 février 2024.
Malgré son éviction à la tête de la Ciivise, le juge Edouard Durand poursuit son combat contre les violences sexuelles commises envers les enfants au travers d'un essai publié le 8 février dans la collection “Tracts“ de Gallimard.
Si le texte reprend pour beaucoup les éléments mis en exergue dans le dernier rapport publié par la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, qu'il a dirigée pendant deux ans (voir ToutEduc ici), l'auteur y ajoute une incarnation glaçante de cette réalité connue de tous, ainsi qu'une réflexion sur sa nature même.
5,5 millions d'histoires
Il raconte ainsi “la frimousse“ qui est celle d' “une petite fille ou un petit garçon ; une petite fille le plus souvent“ et dont “on voit les yeux écarquillés, c’est un enfant qui a peur. On voit de la brutalité par les gestes, les cris ou les mots, c’est la violence que l’enfant subit.“ Il décrit également l' “arme“ que sont “le pénis, ou la main, les doigts, les lèvres utilisés pour soumettre, pour prendre, pour nier l’identité comme on vole pour nier la propriété.“
C'est aussi l'histoire poignante de cette “femme, la quarantaine“, mais qui “pourrait être un homme aussi bien“. Ce qu'elle a vécu, “la seule fois où elle en a parlé à quelqu’un, un oncle ou une tante, on lui a dit que ce n’était pas grave, qu’il fallait qu’elle tourne la page, et surtout, qu’elle était trop jeune pour séduire les hommes, qu’elle ne devait plus faire ça.“
Déni
Menteuses, séducteurs, manipulés, consentants, manipulatrices. Bien que ces personnes vivent dans le “présent perpétuel de la souffrance“, pour Edouard Durand “le problème, c’est qu’on ne les voit pas, ou qu’on fait comme si on ne les avait pas vus. On voudrait bien protéger les enfants victimes de viol ou d’agression sexuelle. On le ferait même, mais ce ne sont jamais les bons qui ‘sortent du silence‘ comme on leur a dit de faire, ce sont toujours des faux, des cas compliqués, pas clairs (..)“.
Il s'agit là encore de notre déni collectif, déni qui “a pour fonction d’autoriser à faire comme si ça n’existait pas“ et qui “a un corollaire immédiat, l’impunité des agresseurs“. D'ailleurs, lorsqu’un enfant révèle les violences sexuelles qu’il subit à un professionnel, celui-ci ne fait rien dans 60 % des cas. Pour le reste, plus de 70 % des plaintes déposées pour violences sexuelles sur mineurs font l’objet d’un classement sans suite, et seuls 3 % des pédocriminels sont déclarés coupables par un tribunal ou une cour d’assises.
Mais pourquoi transformer les victimes de violences sexuelles en menteuses, en affabulatrices après leur avoir juré la main sur le cœur qu’elles pouvaient avoir confiance et sortir du silence ? Pourquoi ne pas “prendre au sérieux“ la parole des personnes qui révèlent des violences sexuelles ?
Pouvoir
Une des principales difficultés est que “décrypter les mécanismes des violences sexuelles, leur ampleur, les mécanismes du déni et de l’impunité des agresseurs, c’est mettre en question la notion même de pouvoir et la légitimité de ceux qui en ont pris possession“, poursuit l'auteur. C’est ça qui paraît insupportable, dangereux même, c’est pour ça que le déni est nécessaire, c’est pour ça que les gardiens du temple s’opposent à tout ce qui pourrait augmenter le niveau de protection des victimes“.
Au travers de cet enjeu de pouvoir, transitent les conséquences de parole, à la fois juge et accusatrice, dont la société aimerait pouvoir s'exonérer. Or, rappelle Edouard Durand, “le principe de la présomption d’innocence n’a jamais été conçu pour garantir l’impunité des criminels et des délinquants, ni même pour empêcher les citoyens de dire ce qu’ils voient et ce qu’ils pensent“. En outre, “l’acte social qu’est le jugement n’est donc pas l’énoncé d’une vérité mais la démonstration de la capacité d’une société de s’approcher le plus justement possible du réel déjà advenu.“ De quoi mener à “une réflexion plus politique sur les implications du choix entre l’impunité des agresseurs et la protection des victimes“, à ce que la société doit définir comme “non négociable“, au-delà des “principes“ des uns, de la volonté de “neutralité“ ou encore des “bonnes planques“ des autres.
160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social, Edouard Durand, éditions Gallimard, 32p., 3,90€.