Dehaene vs Goigoux : la guerre de la lecture relancée ?
Paru dans Scolaire le vendredi 03 janvier 2014.
Stanislas Dehaene dénonce dans Le Monde ''un scandale", plus des 3/4 des enseignants des zones défavorisées choisissent pour leurs élèves du CP "un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte, c'est-à-dire où l'enfant passe un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu'il n'a jamais appris à décoder". Roland Goigoux, professeur à l'université de Clermont-Ferrand lui répond sur Le Monde.fr que les études sur lesquelles se fonde le professeur du Collège de France sont de mauvaise qualité et que les pratiques des enseignants ne correspondent pas à une distinction "archaïque" entre méthode syllabique et méthodes globales ou semi-globales.
Stanislas Dehaene, qui avait déjà été sollicité par Gilles de Robien lorsque celui-ci, ministre de l'Education nationale, avait lancé sa croisade contre la "méthode globale", se fonde d'abord sur les résultats d'une enquête menée par Jérôme Deauvieau (université de Versailles) dans les écoles ECLAIR de la petite couronne parisienne: seuls 4 % des enseignants "adoptent une méthode syllabique", alors que "c'est ce système qui réussit le mieux aux enfants" qui obtiennent "20 points de réussite supplémentaires sur 100 aux épreuves de lecture et de compréhension". Pour l'auteur des Neurones de la lecture (Odile Jacob, 2007), ces résultats confirment ceux d'une "vaste méta-analyse américaine" qui souligne l'intérêt de l'enseignement explicite de "la correspondance de chaque son du langage avec une lettre ou un groupe de lettres".
Il précise que l'imagerie cérébrale montre qu'il faut développer le réseau qui "met en liaison l'analyse visuelle de la chaîne de lettres avec le code phonologique". Il ajoute que, "contrairement à ce qu'envisageait Jean Piaget", le cerveau de l'enfant est doté dès sa naissance "de puissants et rigoureux algorithmes d'inférence statistique" qui peuvent donc être immédiatement sollicités. Le cogniticien considère de plus qu'attirer l'attention de l'enfant sur "la forme globale du mot (...) canalise l'apprentissage vers une aire cérébrale inappropriée de l'hémisphère droit et entrave le circuit efficace de lecture". Pour lui enfin, "ce n'est que lorsque le décodage des mots devient automatique que l'enfant peut se concentrer sur le sens du texte". Il conclut avec un éloge de la méthode... Montessori.
Une palette de dégradés de gris
La réponse de Roland Goigoux est cinglante. Il dénonce d'abord les "graves défauts méthodologiques" de l'enquête menée par Jérôme Deviau [sic] qui ne tient pas compte du niveau initial des élèves, qui supprime de ses analyses "les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec [ses] attentes", et surtout, qui oppose "une méthode syllabique pure" aux méthodes mixtes alors que celles-ci "combinent de manière très variable les apprentissages du déchiffrage, de l’écriture, du vocabulaire, de la compréhension de textes écrits lus par l’enseignant..." Elles constituent "une vaste palette de dégradés de gris, là où on voudrait faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc". Il cite une autre étude, menée par l’équipe d'Édouard Gentaz pour qui "aucune différence d’efficacité ne distingue" les groupes d'élèves qui ont appris avec une méthode ou une autre.
Et surtout, il présente l'étude qu'il dirige lui-même, et qui "vise à mesurer l’impact des pratiques effectives des maîtres sur la qualité des apprentissages des élèves". Il fait l'hypothèse que "la variable 'méthode' [est] trop grossière et mal définie" pour entrer "dans le détail des pratiques concrètes". Premier enseignement tiré de l'observation du travail réel des enseignants, "dans la majorité des classes, les élèves bénéficient d’un enseignement précoce et systématique des correspondances entre les lettres et les sons" et "la méthode syllabique n’a pas le monopole de la lecture de syllabes".
Il annonce la publication des résultats de l'enquête en cours pour "Noël prochain".