Il faut "rapprocher l’orientation des établissements scolaires" (P. Charvet, interview exclusive)
Paru dans Scolaire, Orientation le dimanche 07 juillet 2019.
Le "rapport Charvet" sur l'orientation (voir ToutEduc ici) touche une matière sensible, et les premières réactions (ici) en témoignent. ToutEduc a demandé à son auteur des précisions sur les points qui font débat.
ToutEduc : Pensez-vous que votre rapport qui propose de "refonder l’orientation" arrive au bon moment ?
Pascal Charvet : Si un rapport nous a été demandé, si une réforme doit être conduite, et si les régions ont acquis de nouvelles compétences sur ce sujet, c’est pour une large part parce qu'aujourd’hui existent des dysfonctionnements majeurs dans le système français d’orientation et d'affectation. Notre école fonctionne trop souvent comme une gare de triage social, malgré tous les efforts de ses acteurs. Et c’est ce contre quoi notre rapport entend lutter. Tous les rapports précédents ont aussi mis en avant les inégalités brutales générées par notre système qu’elles soient sociales, géographiques ou de genre. Le statu quo que d’aucuns prônent ne saurait qu’aggraver dangereusement ces inégalités et renvoyer davantage encore les adolescents à leur solitude à l’intérieur d’orientations contrariées. Notre orientation est de fait trop souvent pilotée indirectement par le poids excessif de filières saturées et non pas en fonction des intérêts du pays ni des intérêts des jeunes. La moitié des élèves en voie professionnelle se répartissent ainsi dans 4 filières dont 3 de services. Autre exemple : nous n’avons quasiment aucune filière numérique en apprentissage infra bac. Nous ne pouvons pas devenir un vieux pays empêtré dans ses stéréotypes, qui ne parviendrait plus à permettre à sa jeunesse de s’emparer des métiers de demain, notamment pour ce qui touche aux métiers des sciences et de l'industrie. La question n’est certes pas simple : les procédures d’orientation et d’affectation d’un pays traduisent la façon dont celui-ci tente de résoudre la tension existante entre les besoins institutionnels et les aspirations individuelles. Et si la France entend redévelopper son industrie, elle ne saurait être assurée que le choix des adolescents va se porter sur ce secteur. Cette tension n’est donc pas prête de disparaître. Mais nous disons qu’il est urgent de l’affronter, plutôt que de la dénier, et surtout d’en renouveler l’analyse au vu des parcours réels des jeunes d’aujourd’hui.
ToutEduc : A qui imputer l’origine de ces dysfonctionnements ?
Pascal Charvet : Ce rapport ne met aucunement en cause les acteurs de l’orientation qui n’ont nullement démérité : il met davantage en lumière le travail de Sisyphe auxquels ils sont confrontés chaque année. Notre système d’orientation fonctionne de fait comme un simple corollaire de l’enseignement, un appendice du système éducatif. Il nous faut aujourd’hui faire de l’orientation l’affaire de tous les acteurs de la communauté éducative. Nous constatons que les pays qui ont suivi cette démarche sont ceux qui s’en sortent le mieux. D’où l’idée dans notre rapport de rapprocher l’orientation des établissements scolaires. Nos préconisations portent sur des expérimentations départementales : il n’y a aucune carte préétablie des CIO avec un nombre prédéterminé. Il s’agit de mailler de manière plus fine les territoires en créant des antennes de CIO dans des lycées têtes de réseau, tout en s’appuyant également, dans les établissements, sur des professeurs ou des CPE référents volontaires, en les formant par une certification ou une habilitation, afin de disposer ainsi d’une force réelle et continue au service de l’orientation dans les établissements. Ce n'est que par la mise en œuvre de cette pédagogie de l’orientation dans les établissements que nous pourrons sortir de l’impasse où nous sommes aujourd’hui.
ToutEduc : Les Psy-EN ne comprennent pas la création des référents dans les établissements…
Pascal Charvet : Il importe qu’il n’y ait pas de malentendu sur ce sujet avec les Psy-EN. Les référents ne sauraient aucunement se substituer à des Psy EN dont les missions sont fort différentes. Les PsyEN EDO (spécialité éducation, développement et conseil en orientation scolaire et professionnelle, ndlr) sont la cheville ouvrière du système que nous préconisons, des alliés substantiels. Face aux incertitudes de l’avenir et à la complexité d’une prise de décision, il est crucial que grâce au travail du psychologue un adolescent puisse apprendre à devenir intelligible à lui-même, à se construire au travers d’un projet et d’une stratégie. C’est là que la médiation des PSyEN apporte quelque chose d’unique et d’irremplaçable. C’est une exception française à laquelle nous tenons tous. Il n’est pas question de redéfinir leur statut, et le chef d’établissement aurait sur eux une autorité fonctionnelle, comme il l’a naturellement sur tout personnel exerçant dans son établissement : leur autorité hiérarchique demeurerait celles du directeur du CIO et du recteur.
ToutEduc : S’il y a des Psy-EN dans tous les établissements, il faudra créer des postes…
Pascal Charvet : Il y aurait des antennes de CIO, en équipes conséquentes, mais seulement dans des lycées tête de réseau qui irrigueraient un bassin d’établissements, notamment les collèges. Ce que nous souhaitons, c’est que s’installe une complémentarité dans le travail entre les Psy EN et les professeurs ou CPE référents au plus près des élèves et de manière régulière et continue durant l'année. C’est le cœur de la réforme que nous proposons. Les référents orientation existent déjà dans les collèges et lycées de l’académie de Lille et les résultats sont bons. Donc, c’est possible. Il faut répartir de manière complémentaire les tâches entre les enseignants et les Psy-En de manière à pouvoir mieux embrasser le champ immense que constitue l’orientation. Nul ne peut sérieusement dire qu’il maîtrise aujourd’hui toutes les informations sur l’innombrable ensemble des formations et des métiers d’aujourd’hui, et l'on ne saurait reprocher aux Psy-En de ne pas tout savoir. Le professeur référent peut être un adjuvant et lui aussi être formé à cette connaissance des métiers et des formations de manière à mieux accompagner les élèves et à leur apprendre à décrypter et utiliser l’information écrite (littératie) afin de s’approprier l’information et ainsi à affiner leurs stratégies. Il s’agit pour ces référents de rendre efficientes pour les élèves les pratiques de recherche d’information en conjuguant les activités en présentiel et en distanciel : car sans accompagnement humain, on finit par encourager la recherche numérique solitaire et ainsi par accroître la fracture numérique et sociale.
ToutEduc : Vous pensez que tous ces acteurs de l’orientation au sein d’un établissement vont effectivement travailler ensemble ?
Pascal Charvet : Oui. Il n’est guère possible pour un professeur aujourd’hui de ne pas penser aux débouchés futurs de ses élèves en termes de formation ou de métier. Tous les enseignants ou les CPE ne seront pas bien sûr des référents, mais cette dimension de l’orientation ne peut leur être étrangère. Et surtout personne ne peut aujourd’hui à lui seul traiter de l’immense champ de l’orientation. Il faut conjuguer les forces et les compétences respectives des professeurs ou CPE référents, et des PsyEN. Les enseignants pourraient déjà recevoir une formation initiale générale à l’orientation dans les INSPE. Pour ceux qui sont déjà en exercice, ils pourraient être formés entre autres dans les plans académiques de formation afin de passer une certification ou pour les CPE une habilitation, et ce afin d' exercer des missions de professeurs référents ouvrant droit à des indemnités voire à une prise en compte de ces missions dans leur carrière.
TouEduc : Comment votre rapport a-t-il été reçu ?
Pascal Charvet : Nous recevons actuellement les organisations syndicales et les associations, le dialogue se poursuivra en septembre et le ministre prononcera son arbitrage sur nos préconisations vers la fin octobre. Il faut d’abord dissiper les malentendus inutiles. Nous proposons une expérimentation pragmatique et en finesse, et non pas un quelconque coup de force. Cette expérimentation a lieu dans le cadre de la nouvelle loi qui amène les rectorats et les régions à travailler ensemble.
ToutEduc : La loi transfère une partie des personnels des Dronisep (délégations régionales de l'ONISEP) aux régions et elle suscite beaucoup d’inquiétudes…
Pascal Charvet : Nous comprenons fort bien ces inquiétudes. Il y a là un réel problème qui touche au devenir des personnels et nous préconisons pour eux un accompagnement au plus près. La nouvelle direction de l’ONISEP agira sûrement dans ce sens. L’Education nationale ne saurait se priver d’une force comme celle de l'Office national d’information sur les enseignements et les professions. Il est urgent que ce travail de RH se fasse. On pourrait imaginer plusieurs formules en fonction des régions. On peut aussi songer à des pôles de compétences. L’essentiel est que le travail en commun national/régional qui est la marque propre de l'Onisep se poursuive. Les antennes académiques de l’Onisep devraient pouvoir continuer de monter des projets en lien avec la structure nationale de Lognes comme par exemple les actions en faveur de l’égalité femmes/hommes dans l’académie d’Orléans Tours. L’Onisep devrait garder son ancrage sur le terrain, et les relations avec les régions et les rectorats être renforcées. La pédagogie de l’orientation demain dans les établissements, c’est aussi l’Onisep, vaisseau amiral de cette refondation. Il importerait en ce sens de redonner toutes ses forces au département ingénierie de l’orientation des services centraux de l’Onisep qui pourrait aussi s’appuyer sur les différents corps d'inspections.
ToutEduc : Finalement, vous êtes optimiste ?
Pascal Charvet : Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, j’essaye d’être opérationnel et réaliste. Pour moi l’essentiel est que le service public puisse se réformer et garder la main, avec l’Onisep, sur la pédagogie de l’orientation dans les établissements, et ainsi sur la formation des élèves à l’anticipation de leurs choix d'orientation. C’est la condition d’une information fiable et légitime et la condition aussi d’une réduction des inégalités dans l’orientation. Ce n’est pas une tâche simple, car cela fait des décennies que l’orientation a été reléguée à la périphérie du système scolaire. Il importe de la replacer au cœur de ce système, où chacun, chef d’établissement, Psy-En, professeur ou CPE référent, professeur principal, a son rôle propre à tenir dans la partition multiple et complexe qu'elle constitue.
Propos recueillis par Colette Pâris et Pascal Bouchard, relus par Pascal Charvet