Mathématiques : pour les faire aimer, privilégier la collaboration plutôt que la compétition (S. Dehaene)
Paru dans Scolaire le jeudi 16 juin 2022.
“Nous avons laissé filer les maths depuis 30 ans“ estimait mercredi 15 juin Stanislas Dehaene en introduction de la conférence internationale du Conseil scientifique de l'Education nationale (CSEN) qui se tenait au colllège de France. Le président du CSEN voit d'ailleurs la situation des mathématiques en France comme “extrêmement préoccupante“ au regard du niveau qui diminue et du désintérêt qui grandit envers la matière.
“Les élèves de 4ème d'aujourd'hui ont le même niveau que les élèves de 5ème de 1995." Thierry Rocher, statisticien à la DEPP a complété ce tableau de l'évolution des performances des élèves de l'hexagone en mathématiques, en indiquant d'une part la forte hausse du nombre d'élèves qui sont en difficulté, à laquelle s'ajoute l'accroissemment des écarts en fonction de l'origine sociale, mais également la diminution du nombre d'élèves très performants (selon une des études citées ils seraient passés de 10 % en 1987 à 1 % en 2017). Par ailleurs, selon les évaluations “il se passe quelque chose au CP“ concernant les filles qui avaient d'abord un avantage avant de le perdre au profit des garçons en début de CE1.
“Ca n'est pas vrai que l'élite est préservée“, a confirmé d'ailleurs Stanislas Dehaene qui se demande comment trouver du plaisir dans les mathématiques, comment en redonner le goût alors que la réforme du lycée “a été révélatrice du choix des élèves“, un certain nombre ayant décidé que les maths “ne sont pas pour eux“.
Les maths sont tout sauf l'application de formules dépourvues de sens
Cette conférence dédiée aux mathématiques avait pour enjeu, comme l'indiquait Pap Ndiaye en préambule, de dresser un état des lieux de la recherche dans l'objectif “de faire aimer et pratiquer les mathématiques de l'école au lycée“. Il s'agissait de montrer que les maths sont tout sauf l'application de formules dépourvues de sens, qu'elles outillent pour penser et agir dans le monde, et enfin que les apprentissages mathématiques participent au développement de l'esprit critique (gestion de la surinformation, identification des fake news, aller au-delà de certaines conceptions intuitives mais parfois trompeuses).
Stanislas Dehaene s'est par la suite intéressé, dans une première intervention, à la question de savoir “comment les maths s'inscrivent dans le cerveau en developpement“, à l'aide des travaux d'Elizabeth Spelke sur le “core knowledge“ des enfants. Il décrit un caractère inné des mathématiques dans le cerveau, avec des régions spécialisées dans le sens du nombre (repérées chez le singe) qui indiquent la présence d'une “numérosité“ dès la naissance.
S'il y a donc une “matérialité des objets mathématiques“, le président du CSEN considère que les mathématiques reposent sur ces intuitions mais que cela ne suffit pas, d'où l'idée d'une introduction de symboles culturels précis dont les combinaisons permettent de réaliser des calculs mathématiques.
Le jeu et la découverte
Ainsi, “progresser en mathématiques c'est apprendre des représentations symboliques et les connecter efficacement entre elles“, ajoute-t-il. Avec comme implications pour l'enseignement de la matière, donc pour les enseignants, de “retrouver du sens, du concret, de l'intuition“, mais également de “retrouver du plaisir par le jeu“, et “d'introduire un enseignement explicite“.
Les intervenants de la journée évoquent tous la nécessité de trouver des moyens de lutte contre "le caractère anxiogène" de la discipline. "On ne joue pas assez avec les mathématiques." Plutôt que d'accumuler des connaisssances, il faut apprendre à raisonner, à développer des stratégies. Zbigniew Marciniak (U. de Varsovie) dont le pays a trouvé les moyens d'améliorer très sensiblement et rapidement le score de ses élèves au test PISA, parle de "problèmes ouverts", qui ne nécessitent pas nécessairement de connaissances antérieures, par exemple calculer la surface d'un cube dont on a enfoncé les coins (les surfaces prélevées se retrouvent dans l'enfoncement, la surface du cube est inchangée). D'autres invitent à "concevoir l'enseignement de telle sorte que chaque élève puisse avoir de petites reussites" car "pour être motivé, il faut réussir", "tous les élèves ne devraient-ils pas avoir l'expérience du Eurêka", mais aussi avoir compris qu' "en mathématiques, c'est ok to be wrong", qu'il est normal de se tromper... Tous invitent les enseignants à en finir avec "la culture de la sanction", de l'individualisaton et, au contraire, de développer "des interactions de haute qualité avec toute la classe", car on apprend avec ses pairs, ce qui vaut aussi pour la formation des enseignants, entre eux mais aussi avec des collègues d'autres disciplines auxquels ils devraient ouvrir les portes de leurs classes.
Les recommandations
Stanislas Dehaene conclut avec huit recommandations. Il faudrait d'abord "repenser l'objectif de l'enseignement des mathématiques", qui doit porter sur "la capacité de raisonner". Il faudrait aussi "créer un programme de mathématiques pour tous" qui insiste sur le beauté des objets mathématiques et sur l'argumentation, le développement de l'esprit. Pour faire aimer les mathématiques et développer "le sentiment d'efficacité", il faut passer par les jeux et les problèmes à plusieurs solutions. Il faut aussi "rematérialiser" les mathématiques, rééquiper les classes, la manipulation "d'objets matériels" étant plus efficace que celle "d'objets digitaux". Il faut aussi permettre aux enfants de "partir de l'intuition", de ne pas hésiter à "compter sur les doigts" pour aller ensuite "au-delà". Le chercheur invite encore les enseignants à privilégier la coopération sur la compétition, et il vante les vertus du tutorat entre élèves. Il propose d'ailleurs une pédagogie du défi, du problème auquel on réfléchit pendant plusieurs jours, ou au défi lancé aux élèves d'inventer des problèmes. Il invite également les enseignants à se former mutuellement et rappelle le rôle joué en ce sens par les IREM.
Le CSEN devrait prochainement publier une synthèse de cette journée.
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